l'essentiel Depuis longtemps, Hilary Kpatcha trouve son équilibre dans l’écriture. Gravement blessée avant les JO de Tokyo, la sauteuse en longueur, qui a traversé le désert pour atteindre le sable de Paris 2024, raconte comment les mots l’ont accompagnée, tout au long de sa vie de sportive.
Hilary Kpatcha a beau avoir réussi à sauter à 6,88m de distance, une marque dépassée par seulement trois Françaises dans toute l’histoire, elle sait que le plus difficile pour une athlète, c’est de se détacher du regard des gens. "Ils ne se rendent pas compte de tout ce qu’il y a derrière."
Elle dit ça en grimaçant après avoir avalé une gorgée d’eau boostée aux électrolytes, ces boissons que les sportifs ingurgitent pour faire remonter leur taux de sels minéraux. "Tu connais? C’est censé avoir goût au citron…"
Nous sommes le 11juillet, Toulouse est une marmite sous le feu de la canicule. Hilary Kpatcha sort de l’entraînement. L’un des derniers avant les Jeux Olympiques de Paris, où elle sera la seule femme à représenter la France au saut en longueur. "Si vous saviez à quel point j’ai bataillé…"
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Au départ, elle pensait pourtant que l’athlé, c’était facile. Un léger aménagement dans ses cours, un entraînement en plus par semaine, et en 2019, elle devient championne d’Europe espoirs, puis championne de France tout court. Elle atterrit à 6,81m. "Je me disais, en fait, ça va…" Ça, c’était avant. Avant que le 30mai 2021, à l’autre bout de l’Europe, les juges du meeting de Chorzow oublient d’essuyer la planche d’appel au bout de la piste. Sous un ciel gris crevé par la pluie, son pied glisse. Elle quitte le stade en fauteuil roulant: son genou est foutu, les Jeux Olympiques de Tokyo aussi.
Ce besoin d’écrire
À 26 ans, elle se retourne sur le chemin parcouru depuis. Il est pavé de moments de grâce, comme ce 10juin 2023 où elle efface son précédent record en atterrissant à 6,86m dans le sable de Pézénas.
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Mais les désillusions s’acharnent à revenir dans son quotidien comme une mauvaise chanson dans la tête. Aux Mondiaux de Budapest deux mois plus tard, la cuisse zébrée d’une bande rouge, elle s’élance mais ne saute pas. Cette fois, c’est l’ischio. "J’ai trouvé ça trop triste que la seule chose qu’on trouve à dire, c’est que j’abandonne. Dans le sport, on se concentre trop sur le résultat; c’est dommage de ne pas aimer le cheminement d’une personne, au travers de ses hauts, ses bas…"
Les siens sont consignés dans plusieurs carnets, qu’elle étale sur une table de la terrasse fleurie du musée Saint-Raymond. "C’est joli ici." Elle venait déjà y noircir des pages après les cours lorsqu’elle était au lycée, juste en face, derrière la basilique Saint-Sernin.
"Avant, je n’arrivais pas à montrer mes émotions. Le seul moyen, c’était de les écrire." Depuis, elle déverse tout, autant pour pouvoir s’endormir le soir que pour savoir comment agir le lendemain. En faisant sauter l’élastique d’un carnet bleu ciel, elle dit que c’est la vie qui l’inspire. "Sans ça, ce serait trop dur. Je resterais tout le temps dans la réflexion, je serais plus torturée. La fille qui a plein d’idées, mais avec qui il ne se passe rien."
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On sent chez elle un cerveau qui va aussi vite que les jambes, et pour qui l’écriture est un besoin."Il y a plein de gens qui sont très intelligents, mais tout reste dans la tête." Elle est convaincue que cela peut conduire à la dépression.
Hilary Kpatcha écrit avec ce qui fait sa force dans son sport, qu’elle décrit comme l’association de la maîtrise et de l’acceptation de soi: l’intuition. Au fil de sa carrière, elle a parfois cherché la beauté dans le geste parfait, celui qui fait lever les foules et écarquiller les yeux.
En 2023, deux ans après son opération, elle débarque aux championnats de France en boitant et fait tout pour le cacher. Elle termine quatrième. "Petite claque, gros chagrin."Et puis elle se souvient: "Je n’ai jamais fait quelque chose pour que ce soit beau."Ses carnets sont comme ça. Une piste d’élan. "Ça devient comme un entraînement. Peu importe si ce que j’écris n’est pas bon, je l’ai fait. Dans la société française, il y a un penchant trop marqué pour le perfectionnisme.» Sur son chemin, il lui est arrivé d’entendre parler de manque de professionnalisme. Elle se répète inlassablement: «Ils ne savent pas par quoi je suis passée."
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Un peu plus d’un an après qu’elle a perdu son ligament sur la piste de Chorzow, Jean-Luc Sénat, son entraîneur de toujours, s’en va à 61 ans. En regardant derrière son épaule, elle se rend compte qu’il n’a eu de cesse de planter des graines pour faire pousser la championne qu’elle est aujourd’hui. Hilary Kpatcha a découvert l’athlétisme sur le tard.
Elle a 14 ans lorsqu’elle s’y essaye dans le cadre de l’UNSS, ce programme qui envoie les collégiens transpirer dans tous les sports possibles et imaginables, du tir à l’arc à la lutte gréco-romaine. "Je n’étais pas une passionnée d’athlétisme. J’y suis allée parce qu’on m’a dit que j’avais des qualités." Avec Sénat, elle passera du dossard orange du CA Balma au bleu de l’équipe de France.
"Il faut absolument qu’on parle le même langage"
À l’ombre d’un oranger, quelques clients sirotent une citronnade, les gestes alourdis par la chaleur. Ils jettent des coups d’œil furtifs à cette grande fille aux muscles déliés, qui pose devant une façade en briques roses pour la séance photo.
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"Dans le sport de haut niveau, on approche notre corps du mur. On ne nous apprend pas du tout à l’écouter. Quand je suis revenue de blessure, en échangeant avec d’autres athlètes, je me suis rendu compte à quel point c’était de la folie.» Elle comprend que ça ne lui va pas de faire comme les autres. «Je ne pourrais pas être avec un coach qui me dit tu fais ça, et ça, et ça: moi, je passe mon temps à demander pourquoi. Et en athlé, ça ne plaît pas."
Après le décès de Jean-Luc Sénat, elle commence à travailler avec un nouveau coach, Pierrick Chamayou. "Il faut absolument qu’on parle le même langage": c’est la première chose qu’elle lui dit.
Hilary Kpatcha ne cherche jamais ses mots, mais elle les choisit bien. C’est aussi pour ça qu’elle écrit. "C’est très important, parce que derrière chaque mot, il y a une intention différente. Agressif, ce n’est pas la même chose que tonique. Avant, je sautais avec beaucoup d’agressivité, j’étais très nerveuse: ça me faisait mettre de l’énergie dans tous les sens, je pouvais faire n’importe quoi."
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Après quelques réglages nécessaires pour comprendre le «système Hilary», l’athlète et son coach ont réussi à parler le même langage. Le 12juin dernier, aux championnats d’Europe de Rome, elle a sauté plus loin qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant (6,88m), s’offrant du même coup une place aux JO de Paris. Deux semaines plus tard à Angers, elle est devenue championne de France pour la deuxième fois de sa carrière, cinq ans après son premier titre.
À l’intérieur d’un de ses carnets, Hilary Kpatcha a tracé en grosses lettres le mot: "Célébrer." Elle fait tourner les pages, retombe sur les textes qu’elle écrivait pendant sa convalescence. Elle réfléchit. "En fait, c’est ça la vie."